Post rumination 1

Annexe 1
L'homo sapiens, un animal qui parle

Il est désormais bien acquis, depuis Darwin, que l'homme s'inscrit dans le processus global de l'évolution des espèces animales. Nous descendons bel et bien, avec nos cousins les singes, d'un ancêtre commun. Que celà nous plaise ou non, notre nature animale reste profondément ancrée dans notre comportement qui, à maints égards, n'est pas fondamentalement différent des autres animaux. Comme tout animal, nous sommes mûs irrésistiblement par les instints de survie et de reproduction. Il faut manger et n'être pas mangé, il faut se reproduire pour que la mort de l'individu ne soit pas la mort de l'espèce. La vie, dans son ensemble, ne semble d'ailleurs pas avoir d'autre but que sa propre perpétuation.
Seul l'homme semble capable de dépasser cette logique élémentaire du vivant, même s'il ne peut pas lui échapper...
L'homme est un drôle d'animal qui a la faculté de modifier profondément la nature. Ce pouvoir exorbitant, aucun autre animal connu sur terre ne le possède. Mais comment l'homo sapiens a-t-il pu rompre d'une manière aussi radicale avec tout le reste des êtres vivants ? La bipédie qui nous a laissé les mains libres pour utiliser ce fabuleux outil naturel qu'est la main ? La taille et la structure du cerveau ? Le langage, autre fabuleux outil de la pensée ? Ou peut-être l'heureuse conjonction de tout celà ?

Il est indéniable que la position verticale a joué un rôle important dans l'hominisation des primates. Avec la bipédie, les membres supérieurs, libérés de la fonction de locomotion, ont permis à la main de devenir un fabuleux outil naturel aux multiples fonctions. C'est, entre autres, une pince de précision grâce au pouce opposable aux autres doigts, un crochet pour transporter des objets, une arme percussive en fermant le poing... les applications ne manquent pas, mais il en est une qui est peut être plus remarquable encore : la main est aussi un outil de communication sociale, certes par le contact direct mais surtout, à distance, par le geste. On peut raisonnablement penser que nos premiers ancêtres avaient développé un langage gestuel en même temps qu'un langage vocal primitif. On peut aussi penser que l'homme a pris conscience du concept abstrait de nombre en jouant avec les 10 doigts de ses mains.

Le cerveau humain est certes plus gros que celui d'une linotte (!) mais c'est surtout sa structure qui fait la différence. Notre cerveau est en effet constitué de 3 couches : le cerveau reptilien qui coordonne les instincts primitifs de survie et de reproduction, le mésencéphale qui gère les comportements collectifs de l'espèce, et enfin le cortex cérébral qui n'apparaît que chez les primates et qui introduit le pouvoir d'abstraction, la conscience et l'intelligence. Nous sommes certes particulièrement fiers ( à juste titre) de cette dernière couche !
En tout cas, les chimpanzés la possèdent aussi. On leur reconnaît volontiers une certaine intelligence, et même une certaine conscience. Ils sont capables de fabriquer des outils très rudimentaires, mais ils ne peuvent pas fabriquer un outil avec un autre outil. Une démarche aussi abstraite n'est pas à leur portée. De même pour le langage : même s'ils ont la capacité de communiquer entre eux par un répertoire sonore et gestuel assez varié, ils restent incapables d'utiliser un langage articulé. Non seulement leurs organes vocaux ne s'y prêtent pas, mais surtout ils sont incapables d'accéder au niveau d'abstraction qu'implique l'utilisation d'un outil aussi complexe que le langage articulé, ce fameux langage à "double articulation" qui est le propre de toutes les langues humaines sans exception...
Mais qu'entend on au juste par langage articulé ? Ici, le sens n'est pas celui de l'expression " articule au lieu de marmoner dans ta barbe" ! Même quand on marmone, on utilise néanmoins un langage articulé au sens linguistique du terme. Du cri de douleur à sa formulation "J'ai mal", bien que le message ait atteint son but dans les deux cas, il y a un fossé immense. Dans le cas du cri, l'expérience vécue de la douleur s'exprime concrètement. La douleur et le cri se superposent et se confondent. Par contre "j'ai mal" est une construction mentale abstraite de ce que les linguistes appellent "monèmes" Appelons celà des mots pour simplifier : Je + ai + mal, chacun ayant une signification précise. On appelle celà la première articulation. Maintenant prenons le mot "mal" : nous voyons qu'il se compose de 3 sons élémentaires : [m]+ [a]+ [l] . Aucun de ces sons pris isolément ne porte en lui l'idée de douleur. C'est seulement leur combinaison qui porte cette idée. Ces sons élémentaires sont des phonèmes. Ce sont les "particules élémentaires" de toute langue humaine. Chaque langue utilise une collection de phonèmes qui lui sont propres et toujours en nombre limité. Le français, par exemple, utilise 34 phonèmes.
Ce qui fait du langage humain un outil génial réside dans le fait qu' un nombre fini de sons élémentaires puisse être combiné de manière à obtenir un nombre infini de mots, eux mêmes combinables à l'infini pour former des phrases qui pourront exprimer un nombre infini de choses. On voit bien toute l'économie du système par rapport à la communication par cris ou par gestes. S'il fallait attribuer un cri particulier (ou un geste) à chaque expérience vécue, la mémoire humaine serait pas suffisante pour stocker tout celà. C'est pourquoi la communication animale reste forcément limitée à un certain nombre d'expériences élémentaires.

L'origine du langage humain reste encore bien mystérieuse mais on ne peut plus croire que c'est un don de Dieu. Il s'agit manifestement de la plus géniale invention de l'homme. Nous avons vu que l'homme est la seule créature capable d'utiliser un outil pour fabriquer un autre outil, par exemple un percuteur en pierre pour tailler le silex. Or, justement le langage est bel et bien un outil de communication fabriqué par l'homme. L'inventeur inconnu du langage (qui aurait largement mérité le prix Nobel de littérature!) a dû prendre une poignée de phonèmes et s'en est servi pour fabriquer les premiers mots. Déjà avec 5 voyelles et 5 consonnes, imaginez le nombre de combinaisons possibles, même en se limitant à des monosyllabes ! ... Simple, mais il suffisait d'y penser ! Plus exactement d'en avoir l'intuition. La pensée ne peut en effet exister que par le langage qui en est le support et l'essence même.
C'est donc bel et bien avant tout par l'invention du langage que l' homo sapiens est parvenu à dépasser tous les autres animaux, même s'il lui arrive aussi parfois de tomber beaucoup plus bas. Mais ceci est une autre histoire...


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