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OEUVRES POETIQUES d'Isidore Ledoux, poète berrichon méconnu. |
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NOUVELLE TRADUCTION DE LA CHASSE AU SNARK DE LEWIS CARROLL
Je ne me souviens plus par quel enchaînement d'idées et de circonstances, je me suis replongé dans l'univers de Lewis Carroll. Peut-être le visionnage d'Alice aux pays des merveilles de Tim Burton, un film aux effets spéciaux remarquables, mais qui m'a confirmé une fois de plus que l'humour de Lewis Carroll résidait essentiellement dans le langage et que toute adaptation filmique ne pouvait être qu'une réduction, voire une trahison.
Ou alors, c'est peut-être l'absurdité du monde où nous vivons qui m'a poussé à redécouvrir une forme d'absurde hautement revendiquée par ce génial auteur.
Toujours est-il que, sans l'avoir prémédité, en farfouinant à la FNARK, j'ai fait l'acquisition d'une édition bilingue de La chasse au Snark, oeuvre trop méconnue (du moins en Hexagonie) de l'auteur d'Alice.
La chasse au Snark, c'est peut-être le chef d'oeuvre absolu de l'Absurde. Un équipage improbable composé d'un boulanger, d'un boucher, d'un banquier, d'un champion de billard, d'un avocat, d'un huissier et d'un castor (faute de raton-laveur) sous le commandement de l'homme à la cloche, se lance à la recherche d'un animal fabuleux nommé Snark, à mi-chemin entre l'escargot (snail) et le requin (shark).
Ce long poème, sous-titré "une agonie en huit crises" est constitué de huit parties en merveilleux quatrains, pleins d'absurdités et de néologismes hilarants, cauchemar des traducteurs ...
Oeuvre méconnue, c'est le moins qu'on puisse dire, puisqu'il s'agit d'un poème réputé intraduisible, le parangon du "nonsense" typiquement British. Et pourtant il existe de nombreuses traductions en français. Même Aragon s'y est, paraît-il, cassé les dents.
Traduire de la poésie anglaise n'est pas chose facile : si on veut obtenir en français des vers réguliers avec des rimes, c'est un vrai casse tête à moins de s'éloigner totalement du sens originel. On aboutit ainsi à des "vers de mirliton" n'ayant souvent qu'un rapport approximatif avec le texte original. Ou alors, il faut se résoudre à faire du mot à mot, en prose, et on aboutit à un texte désespérément plat et sans saveur.
J'attendais beaucoup de la traduction de Jacques Roubaud, éminent Oulipien, mais j'ai été fort déçu du parti qu'il avait pris de transformer les quatrains de Carroll en sixains, ce qui crée une dilution du propos, une baisse de rythme du récit - très alerte - de Carroll ; et je n'ai pas aimé du tout certaines inexactitudes introduites visiblement pour le plaisir de retrouver une rime occasionnelle.
Alors, jamais content, je me suis attelé à retraduire le Snark, non pas mieux que mes illustres prédécesseurs, mais d'une manière qui me plaise.
L'avantage avec la poésie absurde, c'est que chaque traducteur peut en donner sa version personnelle.
J'ai donc totalement renoncé aux rimes et je n'ai pas cherché à tout prix à recréer des alexandrins ni des octosyllabes, sauf quand cela n'était pas incompatibles avec le sens littéral du texte original. J'espère avoir néanmoins gardé, malgré la métrique aléatoire, un ton poétique dans un langage compréhensible, sans trahir la pensée de l'auteur. Voici donc ce Snark, repeint à neuf, à l'usage des Hexagonais non anglophones (paraît qu'il y en a encore quelques uns) Traduction modeste et provisoire ; et dont les critiques seront volontiers accueillies dans la mesure où elles feront avancer le ... Snark.
Crise Première : le débarquement
L'endroit parfait pour un Snark ! s'écria l'Homme à la Cloche
En débarquant son équipage avec soin
Tenant chaque homme au dessus des flots
Par un doigt enlacé dans ses cheveux
L'endroit parfait pour un Snark ! Je vous le redis.
Voilà qui devrait suffire à vous encourager.
L'endroit parfait pour un Snark ! Je vous le re-redis.
Ce que je dis trois fois est vrai.
L'équipage était parfait : il y avait un Cireur de chaussures
Un fabricant de bonnets et de capuches
Un Avocat pour régler leurs différends
Et un Huissier pour estimer leurs biens.
Un champion de Billard, dont l'habileté était immense,
Aurait peut-être gagné plus que sa part,
Mais un Banquier, engagé à grands frais,
Veillait sur leur argent à tous.
Il y avait aussi un Castor qui arpentait le pont
Ou qui faisait de la dentelle, assis sur la proue
Et qui (selon l'Homme à la Cloche) les avait maintes fois sauvés du naufrage
Bien qu'aucun des marins ne pût dire comment.
L'un d'entre eux était réputé pour le nombre de choses
Qu'il avait oubliées quand il monta à bord
Son parapluie, sa montre, ses bijoux et ses bagues
Et les habits qu'il avait achetés pour le voyage.
Il avait quarante-deux malles, toutes rangées avec soin
Avec son nom soigneusement peint sur chacune
Mais, comme il avait omis de mentionner ce fait,
Elles furent toutes laissées sur le quai.
La perte des ses habits n'était pas très grave, car
Il avait sur lui sept manteaux en venant
Avec trois paires de bottines - mais le pire de tout
C'est qu'il avait totalement oublié son nom.
On l'appelait par "Ho !" ou par des sobriquets,
Tels que "La frite" ou "Vieille perruque" !
Ou bien "comment qu'y s'appelle?" ou "c'est quoi déjà son nom ?"
Mais le plus souvent "Machin-truc !"
Mais, pour ceux qui préfèrent des mots plus pittoresques,
Il avait d'autres noms encore :
Ses plus proches amis l'appelaient "Bout de chandelle"
Et ses ennemis " Vieux fromage"
"Il n'a pas fière allure et n'est pas un génie"
Disait souvent l'homme à la cloche
Mais son courage est grand ! Et après tout c'est bien
Cela dont on a besoin pour le Snark.
Il plaisantait avec les hyènes, les fixant dans les yeux
Avec un signe impudent de la tête.
Et il se promena un jour, patte à patte avec un ours,
"simplement pour lui remonter le moral" dit-il.
Il se disait boulanger, mais avoua trop tard
(Ce qui rendit fou le pauvre Homme à la Cloche)
Qu'il savait seulement faire les pièces montées - pour lesquelles,
Il faut dire, on n'avait sous la main aucun ingrédient.
Le dernier membre d'équipage mérite une remarque spéciale,
Malgré son air d'idiot inimaginable,
Il n'avait qu'une idée - mais l'idée étant "Snark"
Le brave homme à la cloche l'engagea aussitôt.
Il se disait boucher : mais déclara gravement
Au bout d'une semaine en mer
Qu'il ne tuait que les castors. L'Homme à la Cloche pâlit,
Et devint presque muet de frayeur.
Enfin il expliqua, d'une voix qui tremblait,
Qu'il n'y avait à bord qu'un seul castor,
Que c'était une brave bête apprivoisée
Dont la mort serait infiniment déplorée.
Ledit Castor, ayant par hasard ouï cela
Protesta, les yeux pleins de larmes, disant
Que même l'enchantement de la chasse au Snark
Ne pouvait compenser cette sinistre surprise.
Il implora pour qu'on fît transporter
Le Boucher sur un autre navire,
Mais l'Homme à la Cloche déclara que cela n'allait pas
Avec les plans par lui élaborés pour le voyage.
Naviguer est un art très difficultueux,
Même avec un navire unique et une cloche,
Et pour sa part, hélas, il ne pouvait nullement
S'occuper d'un second navire.
Le mieux pour le Castor était, sans aucun doute, d'acquérir
Une cotte de mailles d'occasion,
Conseilla le Boulanger ; puis de lui faire souscrire
Une assurance-vie dans quelque agence sérieuse.
Le Banquier lui proposa en location
(A prix modique), ou en vente,
Deux polices épatantes, une contre l'incendie,
Et l'autre contre les dégâts causés par la grêle.
Et jusqu'à aujourd'hui, depuis ce triste jour,
Quand le boucher était dans les parages,
Le castor regardait de l'autre côté,
Semblant pris d'une peur indicible.
Crise Seconde : le discours de l'Homme à la Cloche
Quant à l'Homme à la Cloche, ils le portaient tous aux nues,
Quelle prestance, quelle aisance et quelle grâce !
Et quelle solennité ! On pouvait lire la sagesse
Inscrite sur son beau visage !
Il avait acheté une grande carte représentant la mer,
Sans le moindre vestige de terres ;
Et les hommes furent heureux, constatant de visu
Que c'était une carte qu'ils pouvaient tous comprendre.
" A quoi bon les pôles nord et équateurs de Mercator
Ses tropiques, ses zones et ses méridiens ?"
Disait l'Homme à la Cloche ; et l'équipage répondait :
"Ce ne sont que signes conventionnels !"
"Foin des cartes ordinaires, pleines d' îles et de caps !
Remercions plutôt notre bon Capitaine "
S'écriait l'équipage " qui nous a procuré la meilleure,
Une carte d'une blancheur absolue et parfaite ! "
C'était certes charmant ; mais ils comprirent avant longtemps
Que le Capitaine en qui ils avaient totale confiance
N'avait qu'une notion pour traverser l'océan,
Et que c'était seulement de faire sonner sa cloche.
Il était grave et sérieux, mais les ordres qu'il donnait
Avaient de quoi déconcerter un équipage.
Quand il criait "A tribord" mais la proue à bâbord !"
Que diable devait faire le timonier ?
Et parfois le beaupré se coinçait dans le gouvernail ;
Chose qui, selon l'Homme à la Cloche,
Arrivait très souvent en climats tropicaux,
Quand un vaisseau se trouve, comme qui dirait, "snarqué".
Mais le plus gros problème, c'était de naviguer
Et l'Homme à la Cloche, affligé et perplexe
Disait avoir, au moins, espéré par vent d'Est
Que le bateau n'irait pas voguer en plein Ouest !
Mais, le danger passé, tous avaient débarqué,
Avec leurs malles, leurs valises et leurs sacs.
Pourtant à première vue, ils furent déçus du paysage :
Rien que gouffres et précipices.
L'Homme à la cloche vit que leur moral était bas,
Et répéta d'une voix enjouée
Quelques blagues qu'il avait gardées pour les mauvais jours,
Mais l'équipage ne fit que grogner.
Il leur servit à tous des grogs bien tassés,
Les faisant asseoir sur la plage.
Et l'on ne put nier qu'il avait fière allure
Debout, prononçant son discours.
"Mes chers compatriotes et amis romains, oyez ceci !"(1)
(Ils étaient tous férus de citations,
Alors ils burent à sa santé, et poussèrent trois hourras
Pendant qu'il leur servait une deuxième tournée).
"Nous avons navigué des mois et des semaines,
(Quatre semaines par mois, remarquez-le)
Mais jamais jusqu'ici (c'est moi qui vous le dis)
Nous n'avons vu la queue d'un Snark !
"Nous avons navigué des semaines et des jours,
(Sept jours par semaine, si je ne m'abuse)
Mais nul Snark digne de nos regards passionnés
Ne s'est montré jusqu'à ce jour !
"Ecoutez-moi Messieurs, je vais vous répéter
Les cinq signes irréfutables
Grâce auxquels vous saurez, en toute circonstance
Reconnaître les Snarks certifiés authentiques.
"Prenons les en bon ordre. Le premier, c'est le goût,
Un goût maigre et creux, néanmoins croustillant,
Comme un manteau qui serait trop juste à la ceinture,
Avec comme un petit parfum de feu follet.
"Son habitude de se lever tard, vous avouerez,
Qu'il la pousse un peu loin, si je vous dis
Qu'il prend son petit déjeuner à cinq heures du soir
Et ne dîne que le lendemain.
"Le troisième signe est sa lenteur à comprendre une blague.
Si vous vous hasardez à lui en dire une,
Il va soupirer et prendre un air affligé.
Et il prend toujours un air grave à un jeu de mots.
"Le quatrième est sa passion pour les cabines de bain,
Dont jamais il ne se sépare.
Il croit qu'elles ajoutent à la beauté des plages,
Une opinion fort contestable, au demeurant.
"Le cinquième est son ambition. Je dois pour être exact
Décrire chaque catégorie :
Distinguant ceux qui ont des plumes et mordent
Et ceux qui ont des moustaches et qui griffent.
"Car bien que les Snarks communs soient inoffensifs,
J'ai pourtant le devoir de vous dire
Que certains sont des Boojums ". L'homme à la cloche s'arrêta soudain,
Car le Boulanger s'était évanoui.
(1) Friends, Romans and countrymen, lend me your ears: citation tirée de Jules César de Shakespeare.
Crise Troisième : le récit du Boulanger
Ils le ranimèrent avec des muffins ; ils le ranimèrent avec de la glace,
Ils le ranimèrent avec de la moutarde et du cresson,
Ils le ranimèrent avec de la confiture et des conseils judicieux,
Ils lui soumirent des devinettes à trouver.
Quand enfin, il se redressa et put de nouveau parler,
Il proposa de raconter sa triste histoire ;
Et l'Homme à la Cloche cria "Silence ! pas même un cri !"
Et fit fébrilement tinter sa cloche.
Il y eut un grand silence ! Pas un cri, pas un hurlement,
Pas même un mugissement ni même un gémissement,
Quand l'homme qu'ils appelaient "Ho !" racontait ses malheurs
D'une voix antédiluvienne.
"Mon père et ma mère étaient pauvres mais honnêtes"
"Au diable tout cela !" cria l'Homme à la Cloche, impatient.
"S'il se met à faire nuit, c'est fichu pour un Snark,
Nous n'avons vraiment pas une minute à perdre !"
"Je saute quarante ans", dit le boulanger en larmes,
Et j'en viens donc directement
Au jour où vous m'avez pris sur votre navire
Pour vous aider dans cette chasse au Snark.
"Un de mes oncles chers (qui m'a donné son nom)
Me dit lorsque je vins lui faire mes adieux "
"Au diable ton cher oncle !" hurla l'Homme à la cloche,
Tout en faisant tinter sa cloche colérique.
"Il me prévint alors, cet homme des plus doux,
"Que ton Snark soit un Snark, c'est parfait :
Ramène le chez toi sans crainte - tu peux le servir avec des légumes
Et t'en servir comme d'un pyrogène.(1)
"Tu peux le traquer avec des dés à coudre - le traquer avec soin ;
Tu peux le chasser avec des fourchettes et de l'espoir ;
Tu peux le menacer avec une action de chemin de fer ;
Tu peux le charmer avec des sourires et du savon. "
("C'est exactement la méthode", dit l' Homme à la Cloche
En une hâtive parenthèse,
Exactement ainsi que l'on m'a toujours dit
Qu'il fallait aborder la capture des Snarks !")
"Mais oh, rayonnâtre (2) neveu, prends bien garde à ce jour
Où ton Snark sera un Boojum ! Parce qu'alors,
Tout doucement et soudainement tu disparaîtras,
Et jamais plus on ne te reverra !"
"C'est cela, c'est cela qui opprime mon âme
Quand je pense à mon oncle et à ses derniers mots ;
Et mon cœur est pareil en tous points à un bol
Plein à ras bord de lait caillé qui tremble !
"C'est cela, c'est cela " - "Oui, tu l'as déjà dit !"
Fit , indigné, l'Homme à la Cloche.
Le Boulanger reprit " Je veux le re-redire.
C'est cela, c'est cela que je redoute hélas !
"Je lutte avec le Snark - chaque nuit dans le noir
Dans un combat de cauchemar délirant ;
Je le sers avec des légumes dans ces scènes ombreuses,
Et je m'en sers comme d'un pyrogène ;
"Mais si jamais je tombe un jour sur un Boojum,
Alors en un instant (de cela je suis sûr)
Tout doucement et soudainement je disparaîtrai
Et cette pensée-là je ne puis supporter
(1) Allusion vraisemblable à la peau rugueuse du Snark qui permet de s'en servir pour gratter les allumettes.
(2) En anglais beamish . Mot fabriqué par Lewis Carroll à partir de beaming (rayonnant, radieux) et du suffixe péjoratif -ish. Je n'ai rien trouvé de mieux que "rayonnâtre".
Crise Quatrième : la Chasse
L'Homme à la Cloche plissa le front avec un air maugréâtre.(1)
"Si seulement tu avais parlé plus tôt !
C'est fort embarrassant de le mentionner maintenant,
Avec un Snark quasiment à la porte !
"Nous aurions tous grand chagrin, tu peux en être sûr,
Si on ne te revoyait plus,
Mais certes mon ami, au début du voyage,
Tu aurais pu nous dire tout cela.
"C'est fort embarrassant de le mentionner maintenant
(Ainsi que je crois l'avoir déjà dit)
Et l'homme qu'ils appelaient "Ho !" répondit, soupirant,
Je vous ai informé le jour où nous avons embarqué.
On peut m'accuser de meurtre - ou de manque de raison -
(Qui n'a pas ses petits défauts ?)
Mais jamais la moindre idée de mensonge
Ne fut au nombre de mes crimes !
"Je l'ai dit en Hébreu, je l'ai dit en Hollandais,
Je l'ai dit en Allemand et en Grec ;
Mais j'ai juste oublié (ce qui est bien vexant)
Que votre langue, c'est l'anglais !"
"La pitoyable histoire " dit l'Homme à la cloche, dont le visage
S'était allongé à chaque mot ;
"Mais maintenant que tu as entièrement expliqué ton cas,
En débattre plus longtemps serait bien absurde.
"Le reste de mon discours", expliqua-t-il à ses hommes,
"Vous l'entendrez quand j'aurai le loisir de le faire.
Mais le Snark n'est pas loin, je vous le dis encore !
"C'est votre glorieux devoir de le traquer !
"Le traquer avec des dés à coudre, le traquer avec soin ;
Le poursuivre avec des fourchettes et de l'espoir ;
Menacer sa vie avec une action de chemin de fer ;
Le charmer avec des sourires et du savon !
Car le Snark est une créature très particulière
Qu'on n'attrapera pas de manière habituelle.
Faites ce que vous savez, et essayez ce que vous ignorez ;
Aucune chance ne doit être perdue aujourd'hui !
Car l'Angleterre attend... je ne dis pas la suite
De cette magnifique et bien connue maxime (2)
Mais hâtez-vous plutôt de déballer les choses
Idoines pour le grand combat.
Alors le banquier endossa un chèque en blanc qu'il barra,
Et changea en billets sa petite monnaie.
Le Boulanger, avec soin, peigna ses cheveux et ses favoris.
Et secoua la poussière de ses manteaux.
Le cireur de chaussures et l'Avocat affûtaient une pelle,
Chacun à son tour faisant tourner la meule ;
Mais le Castor continuait ses travaux de dentelle,
Indifférent à leurs préparatifs.
Pourtant l'Avocat essaya d'en appeler à sa fierté,
Et vainement il lui cita
Plusieurs cas dans lesquels faire de la dentelle
S'avérait être une infraction aux lois.
Le Fabricant de Bonnets méditait férocement
Sur un nouvel arrangement de nœuds;
Et le Champion de billard d'une main qui tremblait
Se mettait sur le nez de la craie bleue.
Mais le boucher s'énervait en mettant ses plus beaux habits,
Ses gants jaunes en chevreau et une fraise au cou,
Disant qu'il se sentait comme s'il allait dîner,
Ce que l'homme à la Cloche qualifia de stupide.
"Présentez-moi à ce bon compagnon", dit-il
Si par hasard nous le rencontrons ensemble !
Et l'Homme à la cloche, opinant - avec sagacité - du chef,
Dit "Cela dépendra du temps."
Le Castor se mit simplement à galompher,(3)
En voyant le Boucher si peureux ;
Et même le Boulanger, bien que bête et borné,
Fit un effort pour cligner d'un oeil.
"Sois un homme ! " dit l'Homme à la cloche en colère
Entendant le boucher se mettre à sangloter.
"Si nous rencontrons un Jubjub (3), cet oiseau de malheur,
Il nous faudra toutes nos forces pour en venir à bout !"
(1) en anglais uffish, mot inventé à partir de gruffish, roughish et huffish.
(2) For England expects that every man will do his duty" expression datant de la bataille de Trafalgar et devenue proverbiale.
(3) Zozio bizarre qui apparaît déjà dans le poème Jabberwocky d' "Alice et la traversée du miroir"
Crise Cinquième : la Leçon du Castor
Ils le traquèrent avec des dés à coudre, ils le traquèrent avec soin,
Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l'espoir,
Ils menacèrent sa vie avec une action des chemins de fer,
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon.
Alors le boucher inventa un plan ingénieux
Pour lancer tout seul une attaque,
Ayant choisi un lieu abandonné de tous,
Une vallée sinistre et désolée.
Mais le Castor, ayant par hasard ourdi le même plan,
Avait choisi le même endroit exactement.
Et il ne trahit point d'un signe ni d'un mot,
Le dégoût que montrait son visage.
Chacun pensait que l'autre ne pensait qu'au Snark
Et à la glorieuse tâche du jour,
Et chacun d'eux tentait de paraître ignorer
Que l'autre suivait le même chemin.
La vallée devenait de plus en plus étroite,
Et le soir devenait plus sombre et plus glacial,
Et par nervosité plus que par volonté
Ils marchèrent bientôt épaule contre épaule.
Alors un cri, aigu et strident, déchira le ciel frissonnant,
Et ils surent qu'un danger était proche ;
Le Castor devint pâle jusqu'au bout de sa queue
Et même le Boucher en fut tout retourné.
Il pensait à son enfance, qui était très très loin,
Ce temps béni de l'innocence,
Ce son lui rappelait si exactement
Un crayon qui grinçait sur une ardoise !
"C'est le cri du Jubjub ! s'exclama-t-il soudain,
Cet homme, qu'ils appelaient "crétin".
"Comme dirait l'Homme à la cloche, ajouta-t-il fièrement,
Je viens de l'affirmer une fois."
"C'est le signe du Jubjub". Compte bien je te prie;
Remarque bien que je l'ai dit deux fois.
"C'est le chant du Jubjub ! La preuve est établie
Puisque je viens de le dire trois fois !
Le Castor avait compté avec un soin méticuleux,
N'en perdant pas le moindre mot,
Mais il perdit courage et hurliflouma (1) de désespoir,
Quand revint la troisième occurrence.
Il sentit que malgré tous les efforts possibles,
Il s'était malgré tout emmêlé dans le compte.
Il avait beau creuser son pauvre ciboulot,
Pour calculer la somme exacte.
"Deux plus un - si au moins je pouvais trouver ça,"
Se dit-il, "en comptant sur mes doigts et mes pouces !"
Pensant en pleurant que quand il était jeune,
Il n'avait pas de mal à faire une addition.
"C'est facile à faire", dit le Boucher, "Je pense
Que ça doit être facilement fait, j'en suis sûr.
Et ça va être fait ! Apporte moi de l'encre et du papier
De la meilleure qualité qu'on puisse se procurer.
Le Castor apporta du papier, un écritoire et des plumes,
Et de l'encre plus qu'il n'en fallait.
Et d'étranges créatures rampantes sortirent de leurs trous
Pour les observer avec de grands yeux.
Le Boucher, trop absorbé, ne les entendit pas.
Il écrivait avec une plume dans chaque main,
En expliquant dans un style accessible
Que le Castor fût à même de comprendre.
"Prenons Trois comme sujet de notre raisonnement,
C'est un chiffre facile à se représenter.
Ajoutons lui sept, et dix et multiplions cela
Par mille dont nous soustrayons huit.
Le résultat, nous le divisons, comme tu vois,
Par neuf cent quatre-vingt douze :
Soustrayons dix-sept, et nous obtenons
La réponse parfaitement exacte.
La méthode employée, je l'expliquerais volontiers
Pendant que je l'ai si clairement en tête,
Si j'en avais seulement le temps et si tu avais seulement la cervelle.
Mais sur ce point, il y aurait fort à redire.
"En un instant j'ai vu ce qui jusques alors
Etait enveloppé dans un si grand mystère.
Et pour le même prix, je vais même te donner
Une grande leçon d'histoire naturelle.
D'un ton aimable et doux, il se mit à parler
(Oubliant toutes les règles de la civilité,
Car donner de l'instruction sans introduction
Eût fait grande sensation dans notre société)
Concernant son humeur, le Jubjub est un oiseau désespéré
Vivant dans une passion perpétuelle ;
Son style vestimentaire est entièrement absurde
Car toujours largement en avance sur la mode.
Mais il reconnaît les amis qu'il a déjà rencontré une fois ,
Il ne demande jamais qu'on lui donne un pourboire
Et lors des fêtes de charité, on le voit à la porte
Faisant la quête, bien que ne donnant pas lui-même.
Son goût lorsqu'il est cuit est plus exquis encore
Que le mouton, les huîtres ou les œufs.
(D'aucuns pensent qu'il se conserve mieux dans une jarre en ivoire
Et d'autres préconisent les tonneaux d'acajou.)
"On le fait bouillir dans la sciure : on le sale à la glu
On le fait réduire avec des sauterelles et des rubans.
En gardant bien en vue la chose principale :
Préserver à tout prix sa forme symétrique."
Le boucher aurait bien parlé jusqu'à demain,
Mais il vit qu'il fallait terminer la leçon,
Et il pleura de joie en essayant de dire
Que le Castor était désormais son ami.
Et le Castor avoua, d'un air affectueux
Plus éloquent encore que les larmes,
Qu'il avait appris en dix minutes bien plus que ce que tous les livres
Lui eussent appris en septante ans.
Ils revinrent main dans la main, et l'Homme à la cloche, sans son équipage
(Pour un moment) avec une noble émotion,
Dit "Cela compense largement tous ces jours d'ennui
Que nous avons passés sur l'océan houleux !"
Des amis, comme le Castor et le Boucher étaient devenus,
On en a rarement, même jamais, connus ;
En hiver, en été, c'était toujours pareil
Jamais l'autre sans l'un ne se promenait seul.
Et en cas de dispute (Car les disputes arrivent
Souvent malgré qu'on tâche de les éviter)
La chanson du Jubjub leur revenait à l'esprit,
Qui cimenta leur belle amitié pour toujours !
(1) en anglais to outgribe , mot inventé par Lewis Carroll dans le poème Jabberwocky. Humpty Dumpty en donne l'explication: c'est mugir et siffler avec un éternuement au milieu. D'où, logiquement (!) hurlifloumer !
Crise Sixième : le rêve de l'Avocat
Ils le traquèrent avec des dés à coudre, ils le traquèrent avec soin ;
Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l'espoir ;
Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer ;
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon.
Mais l'Avocat, lassé de chercher à prouver
Que faire de la dentelle, pour un Castor était un tort,
S'endormit, et en rêve il vit la créature
Qui hantait depuis si longtemps son imagination.
Il rêva qu'il était dans un sombre tribunal,
Où le Snark, avec un monocle,
Avec sa robe, ses rubans et sa perruque, défendait un cochon
Accusé d'avoir déserté sa porcherie.
Les témoins affirmaient, sans erreur, ni défaut
Que cette porcherie était bien désertée.
Et le juge expliquait les articles des lois
D'un ton doux et grave à la fois.
L'accusation n'avait jamais été exprimée clairement
Et il semblait que le Snark avait commencé,
Et parlé trois heures, avant que l'on devinât
Ce que le cochon pouvait bien avoir fait.
Les membres du jury étaient tous d'un avis différent
(Bien avant qu'on eût lu l'acte d'accusation)
Et ils parlaient tous en même temps, de sorte qu'aucun d'eux
Ne savait un mot de ce que les autres avaient dit.
"Vous devez savoir", dit le juge ; mais le Snark s'exclama "Balivernes !
Cette loi est tout à fait obsolète !
Sachez donc, mes amis, que la question relève
D'un très ancien droit seigneurial.
Dans un cas de trahison, le cochon semble avoir
Aidé, mais ne pas être vraiment coupable.
Puisque la charge d'insolvabilité est caduque, c'est bien clair,
Je plaiderai que l'affaire est irrecevable.
Le fait de désertion, je ne le nierai pas,
Mais sa culpabilité, j'en suis sûr, est annulée
(Relativement aux frais de la requête)
Par cet alibi qui a été prouvé.
Le sort de mon pauvre client dépend maintenant de vos votes.
L'orateur alors se rassit à sa place,
Et enjoignit le juge de consulter ses notes
Afin de résumer brièvement l'affaire.
Mais le juge dit qu'il n'avait jamais rien résumé de sa vie;
Alors le Snark s'en chargea à sa place,
Et résuma si bien qu'il en dit beaucoup plus
Que ce que les témoins avaient jamais dit !
Quand on demanda le verdict, le jury refusa,
Car le mot était bien trop dur à épeler ;
Mais ils espéraient tous que le Snark voudrait bien
Se charger aussi de la tâche.
Alors le Snark conçut le verdict, bien qu'il avoua
Etre un peu fatigué par le travail du jour.
Quand il dit le mot "COUPABLE ! " le jury grogna,
Et quelques uns s'évanouirent.
Puis le Snark rédigea la sentence, tandis que le juge était
Trop nerveux pour dire un seul mot.
Quand il se leva, il y eut un silence de mort,
On eût même entendu une mouche voler.
"Travaux forcés à vie " fut la triste sentence,
"Avec, ensuite, quarante livres d'amende "
Le jury applaudit mais le juge dit qu'il craignait
Que la formulation ne fût pas légalement correcte.
Mais leur exultation fut soudain assombrie
Quand le gardien de prison, en larmes, les informa
Qu'une telle sentence resterait sans effet,
Vu que ledit cochon était mort depuis trois ans.
Le juge quitta la Cour, profondément écœuré;
Mais le Snark, bien qu'un peu atterré,
En tant qu'avocat chargé de la défense,
Ne cessait de vociférer.
Ainsi rêvait l'Avocat, et les vociférations semblaient
Devenir de plus en plus claires.
Et il se réveilla aux tintements d'une cloche furieuse,
Que l'Homme à la Cloche agitait à ses oreilles.
Crise septième : le sort du Banquier
Ils le traquèrent avec des dés à coudre, ils le traquèrent avec soin ;
Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l'espoir ;
Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer ;
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon.
Et le banquier, inspiré par un courage si nouveau
Que chacun en fit la remarque,
Se lança comme un fou et disparut de leur vue
Dans son zèle à débusquer le Snark.
Mais comme il le traquait avec des dés à coudre et avec soin,
Un Bandersnatch (1) surgit soudain
Et saisit le Banquier qui hurla désespérément,
Sachant qu'il était vain de fuir.
Il offrit un gros rabais ; il offrit un chèque
Au porteur de sept livres et dix shillings,
Mais le Bandersnatch tendit à peine le cou
Et agrippa de nouveau le Banquier.
Sans le moindre répit, ses mâchoires frumieuses (2)
Mordaient sauvagement encore...
Il se débattit, bondit, trébucha et s'affala,
Puis s'étala, évanoui, sur le sol
Le Bandersnatch s'enfuit quand les autres arrivèrent,
Avertis par le cri d'angoisse.
Et l'Homme à la Cloche dit "Voila ce que je craignais !"
En agitant sa cloche avec solennité.
Il avait le visage noir, et on ne reconnaissait plus
L'ombre de ce qu'il avait été ;
Si grande était sa peur que son gilet blanchit,
Un phénomène étrange à voir !
A l'horreur de tous ceux qui étaient présents ce jour,
Il se leva dans ses beaux habits de soirée,
Et avec des grimaces absurdes essaya de dire
Ce que sa langue ne pouvait plus exprimer.
Il sombra dans un fauteuil, passa sa main dans ses cheveux
Et il psalmodia d'un ton le plus chétriste (3)
Des mots dont l'inanité prouvèrent son insanité,(4)
Tandis que ses dents jouaient des castagnettes.
"Qu'on le laisse à son sort ; il se fait vraiment tard !"
Dit l'Homme à la cloche, effrayé.
"On a perdu une demi-journée. Encore un contretemps
Et nous n'attraperons pas de Snark avant la nuit !"
(1) Bandersnatch : animal féroce et peu sympathique qu'on trouve déjà dans le poème Jabberwocky.
(2) en anglais : frumious, mot inventé dans le poème Jabberwocky à partir de fuming et furious, d'où "frumieux" (fumant et furieux à la fois)
(3) en anglais : mimsy, mot inventé dans le poème Jabberwocky à partir de miserable et flimsy, d'où "chétriste" (chétif et triste à la fois)
(4) en anglais : insanity = insanité, au sens de "pas sain d'esprit"
Crise Huitième : la Disparition
Ils le traquèrent avec des dés à coudre, ils le traquèrent avec soin ;
Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l'espoir ;
Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer ;
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon.
Ils tremblaient à l'idée de revenir bredouilles,
Et le Castor, enfin tout excité,
Faisait des bonds sur le bout de sa queue
Car le jour éteignait ses dernières clartés.
"Mais c'est Trucmuche qui crie ! " dit l'Homme à la cloche.
"Il crie comme un fou, écoutez !
Il fait signe des mains, il remue de la tête,
Il a certainement trouvé un Snark !"
Ils regardaient ravis, sauf le boucher qui dit :
"Il n'a jamais été qu'un pauvre plaisantin !"
Ils le contemplaient, leur Boulanger, leur héros anonyme
Debout sur un rocher voisin,
Droit et sublime pendant un court moment.
Mais juste après, la figure sauvage qu'ils virent
(Comme prise d'un spasme) plongea dans une crevasse,
Alors qu'ils attendaient et écoutaient avec effroi.
"C'est un Snark !" fil la voix qu'il ouïrent d'abord,
Mais c'eût été trop beau pour que cela fût vrai.
Puis il y eut un tonnerre de rires et de hourras ;
Puis les sinistres mots : "C'est un Boo ..."
Puis, silence... Quelques uns crurent entendre dans l'air
Un soupir las qui se traînait,
Ressemblant à un " ...jum !" mais les autres déclarèrent
Que c'était seulement la brise qui passait.
Ils cherchèrent jusqu'à l'obscurité, mais ils ne trouvèrent
Pas un bouton, une plume ou un indice
Auquel ils eussent pu dire qu'ils étaient sur les lieux
Où le boulanger avait rencontré le Snark.
En plein milieu du mot qu'il essayait de dire,
En plein milieu de son rire de joie,
Il avait doucement et soudain disparu,
Car le Snark était bien un Boojum, voyez-vous.
FIN
La signification du Snark
Lewis Carroll n'a jamais fourni d'explication sur le Snark, publié en 1876. Il disait, peut-être par modestie ou par élégance, qu'il n'avait pas la moindre idée de sa signification, laissant ainsi à la postérité le soin de gloser à l'infini sur les arcanes de la Snarkitude.
Ce qui est certain, c'est que (malgré les apparences) nous n'avons pas affaire à un conte pour enfants, mais à une oeuvre de grande portée philosophique et même métaphysique.
Cet être fabuleux, si rapidement décrit par l'auteur en quelques trait dérisoires, et jamais représenté par l'illustrateur, symbolise en effet la Grande Enigme qui a hanté les hommes de tous temps. C'est l'Absolu, c'est l'Indicible, le non-représentable.
Pour les croyants, c'est bien entendu une allégorie du Créateur.
Pour les mystiques, c'est la quête du Saint Graal.
Pour le Physicien des particules, le Snark, c'est quelque chose d'encore plus petit que le Quark, c'est l'hypothétique et définitive brique élémentaire de la matière qui permettra enfin de réconcilier la physique quantique avec la Relativité générale, ouvrant la voie à la théorie de Tout.
Pour l'astrophysicien, c'est ce qu'il y avait avant le Big Bang et qu'il y a après l'effondrement dans un trou noir, un état inconcevable où l'espace et le temps, tels que nous les connaissons, n'ont plus de signification; un état paradoxal où l'absurde devient logique.
Et de ce mystère ultime, nul ne peut s'approcher à moins de disparaître lui-même : le sort du Boulanger en est la preuve absolue et le grand enseignement. L'homme ne prend pas le Snark ; c'est le Snark qui prend l'homme.
Quand je vous le disais que la chasse au Snark n'était pas un conte pour les enfants, mais une oeuvre de grande portée philosophique et même métaphysique.
Il suffirait que je le dise une troisième fois pour que la preuve en soit définitivement établie.
"What I tell you three times is true "
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