Les Lanciers blancs...
ou la Hi Fi en 1900
Un appareil haut de gamme en 1899...
En 1899, le catalogue Pathé présentait sa dernière création, "le Stentor, le roi des phonographes, appareil français d'une puissance extraordinaire" (sic) au prix de 1500 F. Pour se faire une idée de ce que représentait une telle somme, disons qu'en termes de pouvoir d'achat actuel, cela ferait l'équivalent de 4.500 € !!! Voici le texte intégral de cette publicité, une prose qui, elle aussi, vaut son pesant d'or ! :
Réjouissez-vous, jeunes gens des Institutions et des Cercles, car la science française vous offre aujourd'hui le plus riche et le plus merveilleux phonographe qui soit au monde ! Le "Stentor" justifie parfaitement son nom, car il est le seul appareil qui enregistre ou reproduise exactement la voix, l'air d'un instrument, un orchestre complet, les grandes orgues et tous les bruits de la nature, quant à la puissance et à la ressemblance absolues du son. Le "Stentor" peut être très facilement entendu dans une salle des fêtes de quatre mille personnes. Nos séances du 31 janvier dernier à l'Académie de médecine, du 22 février au Grand Opéra, du 28 du même mois à l'Académie des sciences, provoquèrent le plus vif enthousiasme, lorsqu'après avoir entendu l'artiste enregistrer son chant, le public reconnut absolument la même voix, à l'audition phonographique. Le "Stentor" est donc la première des machines parlantes ! Mais surtout c'est un appareil français, digne de trouver place dans les cabinets de physique des grands établissements scolaires, Facultés de sciences, Lycées, Collèges, Pensionnats, etc. Les oeuvres de jeunesse : Cercles, Associations amicales, Patronages trouveront aussi dans le "Stentor" le plus noble auxiliaire de leurs séances ou fêtes artistiques. |
Les cylindres de gros diamètre n'étaient pas une invention française. Il étaient déjà connus aux Etats Unis sous le nom de "Concert cylinders". Mais on prit coutume en France de les appeler cylindres Stentors, du nom du célèbre phonographe représenté ci-dessus.
Un vénérable cylindre Stentor...
Rappelons que Stentor était un des Héros grecs de l'Iliade qui passait pour avoir une voix aussi puissante que cinquante hommes réunis ! L'expression " une voix de Stentor" (et non pas de Centaure!) est encore utilisée pour qualifier une voix très puissante. Ainsi, les gros cylindres connus en France sous cette appellation sont-ils les plus puissants que l'on puisse trouver. Leur diamètre est de 12,5 cm et leur longueur est de 10,5 cm. La vitesse linéaire étant plus grande que celle des cylindres ordinaires, standards ou inters, il est logique que la qualité sonore soit bien meilleure. Vers 1900, un cylindre stentor coûtait 7 fois plus cher qu'un cylindre ordinaire. Ce qui explique que, malgré leur qualité, les stentors ne connurent qu'une très faible diffusion. On peut supposer qu'ils s'adressaient à une petite élite d'audiophiles fortunés !
De nos jours, trouver un de ces cylindres dans un vide-grenier dominical tient toujours un peu du miracle. Et quand il est audible, c'est doublement miraculeux... Celui ci, fruit d'une chine matinale quelque part dans la France profonde, ne payait pas de mine dans sa boîte marron affublée d'une étiquette jaunâtre portant l'inscription à l'encre noire : "Les Lanciers blancs 1è et 2è fig.". Le fond de la boîte portait, griffonnées au crayon, les mêmes indications avec, en plus "N° 2235". La boîte marron était vraisemblablement d'origine Pathé, alors que le couvercle, vert moucheté, trop large pour bien fermer, ressemblait à un couvercle Bettini. L'aspect du cylindre était assez sympathique toutefois, malgré de nombreux points blancs. Mais la gravure du sillon montrait un relief assez profond. Il devait donc être lisible !
Première lecture depuis un siècle...
On sort le phono ad-hoc sur lequel on adapte le système de reproduction électrique moderne. Il va sans dire que des cylindres aussi rares ne doivent en aucun cas être passés sur un phono d'époque avec un reproducteur acoustique exerçant une pression énorme sur le fragile sillon. On règle la vitesse à tout hasard sur 160 tours grâce à un petit disque stroboscopique. On allume l'ordinateur et on lance le logiciel adéquat. Il est toujours émouvant de poser le diamant au début du sillon et d'attendre la bonne ou la mauvaise surprise. Sera-ce audible ou inaudible ? Un cylindre enregistré il y a un siècle, et qui est resté silencieux pendant tout ce temps, va peut-être de nouveau renaître à la vie....
Et ce fut le cas ! J'entendis distinctement l'annonce "Les Lanciers Blancs, exécuté à La Bonne Presse par la Garde républicaine. Première figure". La vitesse de 160 tours semblait être la bonne.
Déjà un point de résolu : ce n'était pas un cylindre Pathé ni (hélas !) un Bettini, mais un cylindre édité par la Maison de la Bonne Presse, grande entreprise catholique spécialisée dans les "bonnes lectures" et les oeuvres musicales inoffensives. Ils vendaient également des phonographes.
Voici donc, à l'état brut, ce qu'on entend sur ce vénérable cylindre. J'ai seulement appliqué une correction dite "reverse RIAA" afin d'annuler la correction RIAA de l'entrée phono. Sans cette correction indispensable, on se priverait du peu d'aigus existants sur les enregistrements acoustiques....
Déjà tout à fait écoutable et on pourrait presque s'en contenter ! Mais pendant qu'on y est, pourquoi ne pas tenter quelques améliorations ? ....On pourra toujours revenir au fichier initial si besoin est.
Décliquage manuel :Ceci est la phase la plus fastidieuse de toute restauration sonore. En effet, bien que les logiciels disposent de décliqueurs automatiques, ceux ci donnent rarement satisfaction. Ils ne détectent pas tous les gros clicks et confondent souvent les pointes de modulation avec des clicks. Il est de loin préférable de réparer chaque click un par un en s'aidant de la représentation graphique. Pour 2 minutes de musique, on y passe facilement une heure ! Et encore, il faut se résoudre à ne traiter que les plus audibles. Il restera toujours des petits bruits parasites, somme toute peu gênants, qui constituent la patine des enregistrements anciens....
Voici donc le cylindre débarrassé des plus gros parasites impulsionnels. Comme ceux ci n'apportaient aucun agrément à l'écoute, bon débarras !
Réduction du bruit continu :
Il y a pas mal de bruit de fond, me direz vous. Oui, mais pour un cylindre de cette époque, çà pourrait être bien pire ! Souvent, le bruit de fond couvre même totalement la musique. Ici, ce n'est pas le cas, mais on peut atténuer un peu le bruit avec le réducteur numérique. On veillera toutefois à ne pas trop pousser la réduction, car on risque alors d'introduire des artefacts dont l'effet serait encore pire que le bruit de fond. Le timbre deviendrait métallique et ferait songer aux voix de robots dans les films de science fiction. Voici un court exemple de ce que donnerait une atténuation de 60 dB :
On n'a certes plus de bruit de fond !... mais on a aussi perdu tout le naturel de l'enregistrement....
Je considère pour ma part que le niveau de réduction acceptable est de 6 dB, ce qui correspond à un bruit 4 fois plus faible sans introduction d'artefacts audibles. Ce n'est déjà pas si mal. Voici donc ce qu'on obtient après ce léger traitement :
Filtrage passe-bande :
Il ne reste plus qu'à optimiser la bande passante en coupant les fréquences inutiles qui ne contiennent pas de musique. Cela se fait très facilement avec le filtre passe-bande. Il s'agit d'un filtre à pente raide qui ne laisse passer qu'une bande de fréquences bien définie. Du côté des graves, on peut couper sans regrets à 200 Hz. Cela permettra de supprimer les bruits mécaniques assez importants dus à la gravure sur la machine enregistreuse de l'époque. Du côté des aigus, il faut faire quelques essais pour déterminer la fréquence de coupure qui permettra d'éliminer une partie du bruit de fond sans altérer les harmoniques. C'est une question de compromis et de choix personnel. Ici, j'ai préféré garder du bruit de fond pour conserver la brillance de la petite flûte qui monte assez haut dans l'aigu, et j'ai opté pour 6000 Hz.
Derniers fignolages :
Tout d'abord, il faut normaliser le niveau, c'est à dire faire en sorte que la plus forte pointe de modulation se situe au niveau maximal, le niveau O dB.
Cela suppose que nous ayons bien éliminé les plus gros parasites impulsionnels qui constituaient dans le fichier initial les pics de modulation non musicale et qui auraient faussé la normalisation. Il est important de normaliser si l'on veut que tous les morceaux d'une compilation soient au même niveau sonore. Enfin, il reste à faire les fondus de début et de fin. Vu l'importance du bruit de fond des enregistrements anciens, on les fait aussi courts que possible sans toutefois couper trop brutalement. Et voilà le produit fini.... en attendant de faire mieux !
Encore un vénérable enregistrement centenaire qui pourra passer à la postérité....
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